Pour remercier mes nouveaux et anciens abonnés, voici un texte inspiré d'un voyage en Géorgie, il y a deux ans. Merci pour votre fidélité et bonne lecture.
Alors que je laisse fondre une cuillerée de miel à la couleur aussi claire qu’un torrent des montagnes du Grand Caucase, des images de mon dernier voyage en Géorgie réapparaissent.
Ce jour-là, la montée fut rude, car je n’avais plus vingt ans depuis longtemps. Je me concentrais, un pas après l’autre, pour continuer à avancer coûte que coûte. J’ai marché de longues heures dans une brume mystérieuse qui se glissait parmi les grimpeurs, sur le chemin qui menait à ma destination : une petite église posée sur un pic surplombant toute la vallée. J’ai posé un pied sur la dernière marche qui donnait sur l’Église de la Trinité de Guerguéti. Un lieu de culte aux pierres sombres et plus sobres que nos cathédrales qui croulent sous les ors. Les constructions des hommes, aussi saintes et inspirées des Dieux qu’elles aient été, n’égaleront jamais la pureté, toujours surprenante, de la nature.
Le mont Kazbek était censé nous dominer de toute sa splendeur, mais il en décida autrement et préféra jouer à cache-cache avec les nuages. Impossible alors de distinguer les teintes rouges des pentes de ce volcan endormi. L’air pur de la montagne me revivifiait, mais le ciel était noir et menaçant vers le sommet qui refusait toujours de se dévoiler à moi.
J’étais triste de ne pas voir ses neiges éternelles. Le brouillard s’intensifiait autour de l’église et conférait à ce lieu une ambiance de polar nordique. Il ne faisait pas très chaud à plus de 2000 mètres d’altitude et pourtant, un couple tout de blanc vêtu s’avança avec leurs témoins et leurs familles pour se marier dans cet endroit étonnant. La future épouse, chaussée d’escarpins particulièrement hauts, se raccrochait à son fiancé pour ne pas glisser sur les pierres mouillées par le crachin. Des photographes amateurs venus du monde entier les mitraillaient et ils raconteront, probablement à leur retour, cette union insolite perchée dans les montagnes géorgiennes.
Je suis descendue un peu triste de n’avoir pas pu admirer ce pour quoi j’avais fait l’ascension. Et, comble de l’ironie, une fois arrivée près de mon gîte dans la petite ville que les anciens nomment encore Kazbegi, le brouillard s’était dissipé et les nuages avaient disparu. Le mont Kazbek étincelait de toute sa beauté malicieuse et veillait sur la vallée.
Le soir, je me suis consolée grâce à la gentillesse de mes hôtes. Assise à la table de la cuisine tout près d’un feu de bois, ils m’ont appris à manger dignement un khinkali, ces délicieux raviolis que l’on tient par le bout, afin d’en aspirer le jus pour finir par le mettre entier dans la bouche et le savourer avec un verre ou plusieurs, d’eau-de-vie de raisin, le chacha. Un alcool qui peut vous rendre aussi rond que l’alphabet géorgien.
Le lendemain matin, ma tête tournait et j’avais l’estomac en vrac. Je n’avais rien avalé d’aussi fort depuis quelques années, mais hier soir, il aurait été impoli de refuser. Pour apaiser mon estomac, je ne bus que de l’eau minérale Bordjomi, cette eau pétillante que Vladimir Poutine fait venir par caisses entières à Moscou et qui est réputée pour ses bienfaits digestifs. J’étais prête à remonter la pente.
On m’avait parlé d’un autre point de vue pour admirer le mont Kazbek, près d’une station où les Russes fortunés viennent skier en hélicoptère.
En empruntant la route militaire, depuis Gudauri jusqu’au gigantesque monument de l’amitié russo-géorgienne, je ressentis particulièrement le poids des ans. Pourtant le trajet n’était ni très long ni spécialement abrupt, mais ce jour-là, je ne sais pas pourquoi, j’étais à bout de souffle. Peut-être était-ce les restes de l’alcool fort d’hier soir ou le mal des montagnes qui me gagnait ?
En chemin, je fis un arrêt parmi les vendeurs de miel, de pastèques géantes et autres spécialités locales. Des chiens étaient couchés un peu partout et languissaient au soleil. J’avais le souffle court. Une grand-mère habillée d’un des costumes traditionnels qu’elle vendait, me proposa une tasse de thé avec dedans, un peu de ce liquide doré. Je profitais de cette pause pour lui acheter quelques pots de sa production, du miel d’acacias et de châtaigniers ainsi que des bougies en cire taillées à la main, qui feraient plaisir à mes amis dès mon retour au pays.
Requinquée par cette pause sucrée, je repartis pour découvrir la fresque monumentale, en arc de cercle et céramique colorée, qui s’offrait à mon regard. C’était une construction pour le moins étrange, démesurée par la taille et impressionnante par sa situation. Lorsque j’arrivai sur la dalle de béton, mon cœur fatigué et ma respiration chaotique ont été récompensés par une sensation de liberté retrouvée. Une liberté ultime que l’on n’a plus dans les grandes villes surpeuplées et polluées.
Le vent est venu nettoyer les nuages de mon âme citadine.
Inspire.
L’air des montagnes remplissait mes poumons.
Les ouvertures de la fresque me promettaient un paysage hors du commun.
Alors je fermais les yeux pour prolonger le moment avant la découverte, car rien ne remplace les premières expériences.
La première fois que j’ai vu les Chutes du Niagara, elles étaient gelées, cette année-là. Comme pétrifiée par le froid, la couleur bleutée de la glace scintillait au soleil. J’aurais pu rester des heures, en pâmoison, emmagasinant sur mon disque dur affectif, des milliers de photos de ce paysage si particulier.
Expire.
Je fis durer le plaisir de l’attente encore quelques instants, puis je relevais la tête pour découvrir la vue à 360 ° qui s’offrait à moi. Je fus alors submergée par mes émotions. Tout remontait à la surface. Je ressentis une intense connexion avec ce qui m’entourait. Comme si je ne faisais qu’un avec la nature qui m’enveloppait de sa force et de sa magnificence. J’avais le souffle coupé par cette imposante beauté et le sentiment infini d’être vivante.
La grandeur et l’immensité des montagnes me prenaient à la gorge. Des larmes de joie s’échappaient et en coulant, réchauffaient mes joues glacées.
Mon émotion était à son paroxysme.
Ce lieu me ramenait au plus profond de moi-même, dans cet endroit secret où je ne me mentais pas et où il n’y avait de place ni pour le jugement ni pour l’ego. Cet espace qui est en communion avec le cosmos et le Tout, d’une beauté à couper le souffle.
Si j’étais morte ce jour-là, j’aurais emporté avec moi dans d’autres cieux, ce que la terre offre de plus puissant et de plus somptueux : la nature dans toute sa simplicité, la beauté du monde.
Devant moi un spectacle magique. Ce n’était pourtant pas la première fois que j’admirais un paysage montagneux. Peut-être qu’au fond de moi, je sentais que ce serait la dernière. Dans le creux des vallées serpentaient des ruisseaux à l’eau cristalline qui brillait comme des diamants. On aurait cru que le monde finissait ici, après ces pics et ces courbes majestueuses. Pourtant la vie était bien là. Des vaches broutaient tranquillement sur les pentes vertigineuses et des moutons se chargeaient de l’entretien du pâturage. L’automne aussi, qui habillait les arbres d’une robe dans un dégradé de jaune et d’orange. Il y avait du vert kaki sur l’herbe et des rochers gris s’effritaient sur des falaises abruptes.
J’aurais pu rester dans la contemplation de ce paysage enchanteur tout un printemps, un été, un automne et un hiver. Admirer le changement des saisons, ce qu’il fait à la nature : il la révèle, la sublime, la dépouille et la recouvre.
Et enfin sur ma droite, le mont Kazbek et ses neiges éternelles se laissaient admirer, avec son chapeau neigeux. Le soleil lançait ses derniers rayons afin de magnifier les pentes encore verdoyantes.
Ce sont les cris des vacanciers, qui prenaient des selfies et faisaient plus attention à leur coiffure qu’au fond d’écran fabuleux, qui m’ont sortie de ma contemplation. Je n’ai jamais aimé la cohue des troupeaux de touristes et encore moins lorsqu’ils ont le nez collé à leur Smartphone !
Il était temps pour moi de redescendre, de quitter mon état d’émerveillement absolu. C’est un peu comme si je sortais d’une transe ou d’une longue et intense méditation. Le silence et le calme s’installaient dans ma tête, ainsi qu’un apaisement et la paix retrouvée.
Quand soudain comme sorti de nulle part, un chien fougueux au pelage noir-ébène vint me faire la fête. Il y en avait des centaines dans ce pays, qui vivaient en liberté et se nourrissaient de ce que leur donnaient les habitants. Parfois un bas morceau de viande, ou très souvent, des caresses. Le mien était heureux, il remuait la queue et semblait vouloir me diriger vers un endroit secret. Il me montrait les arbres qui ployaient sous le poids des pommes, des poires et des grenades. Il faisait des allers et retours et venait me chercher quand je ne marchais pas assez vite. En bas du chemin, le chien s’arrêta près d’une petite cabane en pierres qui ne tenait debout plus que par miracle. Le chien s’arrêta soudain et aboya. Je m’approchai doucement et je vis, les uns enlacés aux autres, des petits chiots, absolument adorables se frayer un chemin vers les mamelles de leur maman. Mon nouveau compagnon venait de me présenter sa progéniture. Je n’osai pas m’approcher de trop prêt, car je ne voulais pas perturber cette belle réunion familiale. L’un des chiots était mis à l’écart et ses yeux étaient toujours fermés. Je m’avançais tout doucement à quatre pattes, même si mes genoux me faisaient souffrir dans cette posture. Je pris délicatement le chiot dans mes mains, il respirait difficilement. J’essayai d’expliquer à mon nouveau compagnon que, peut-être, un humain pourrait le soigner. Le chien me tourna autour et me renifla. On aurait dit qu’il me jaugeait. Pourquoi m’avait-il choisi, je n’en ai toujours aucune idée.
Finalement, il aboya à nouveau et posa sa truffe sur mes mains. Il me donnait son aval. Je transportai ce minuscule trésor précautionneusement jusqu’au village.
Cette nuit-là, j’ai veillé sur le chiot qui s’était couché dans un bonnet de laine. J’avais décidé de le nommer « Chacha », pour lui donner toute la force de cet alcool. Le chiot ouvrit les yeux deux jours plus tard. Il était encore un peu faible, mais avec un supplément de nourriture et d’attention, il s’en sortirait très bien.
Tous les matins, comme à mon habitude, je lève mon regard vers le ciel et je suis chaque fois émerveillée. Mis à part l’amour de ma vie, je n’ai jamais rien connu d’aussi puissant ni de plus magique que la beauté de la nature.
Jamais un bleu n’est le même, jamais un nuage n’a la même forme. Parfois, je devine l’astre solaire derrière les nuages en fuite, cotonneux et peu dense. Il y a les nuages rosés du matin qui, comme me le disait ma grand-mère, annoncent la pluie. Je vois aussi des strates de barbe à papa ou des soucoupes volantes d’un gris menaçant, apportant des trombes d’eau. Il y a les nuages rouges incendiaires qui nous donnent un sentiment de fin du monde. Mon chien « Chacha » qui me tient compagnie depuis quelques années, vient près de moi et colle son museau contre la vitre pour admirer, à son tour, le spectacle des nuages.
À l’aube de mon dernier soupir, je quitte cette planète magnifique que j’ai tant aimée et qui m’a beaucoup donné avec l’immense tristesse de l’observer, en partie dévastée, par la cupidité de l’homme. L’homme a tout, mais il lui en faut toujours plus. Il veut se substituer aux Dieux et en devenir un lui-même. Il ne laissera de son passage sur terre qu’un cimetière de vieilles pierres amoncelées sur son ego.
Aujourd’hui, je voyage dans mes pensées. J’imagine le monde sans sortir de mon lit, parcourant un atlas avec mon index. Je suis devenue une voyageuse immobile, mais j’ai dans le cœur et l’esprit, tous les paysages et les visages que j’ai rencontrés naguère.
Il ne me reste plus beaucoup de temps. Le temps, le silence et la nature sont vraiment le dernier des luxes.
Alors illuminer un bref instant mon mercredi ne vous avait pas suffit, il a fallu que vous m’arrachiez un sourire de plénitude ce matin!
Café refroidissant à la main, j’ai vécu un court instant en Géorgie…
Bon! C’est pas tout!
Bah si en fait. C’est tout ce dont j’avais besoin pour commencer cette journée.
Au plaisir de vous relire
Chaleureusement
Irène
Merci d’avoir pris le temps de découvrir ce récit de voyage et belle journée 😃