À son contact

 

Je me souviens de la première fois qu’Emma m’a effleurée. Sa peau était douce et fraîche. Les battements de son cœur aussi réguliers qu’un coucou suisse. Elle me caressait de la pulpe de son index droit, délicatement. Elle suivait à la lettre les indications qui la conduisaient à l’épicentre de mon système nerveux.

J’étais à elle, complètement, définitivement. Du jour où Emma m’a accrochée à son poignet, légèrement dodu, nous ne nous sommes plus quittées. Elle était devenue Ma Personne. À travers elle, j’ai pu découvrir des sensations dont j’ignorais jusqu’à l’existence.

Dès l’aube, levée avant tous les autres humains de la maisonnée, elle profitait de ses rares instants de liberté personnelle pour courir autour du lac où elle résidait. Ses battements de cœur étaient agréablement réguliers, mais parfois, sans que je sache pourquoi, son cœur s’emballait. Au détour d’un sentier, elle courrait de plus en plus vite, jusqu’à perdre haleine. Puis, une montée extraordinaire d’adrénaline affolait tous mes capteurs. Je ne savais plus où donner de l’antenne. Elle venait de plonger d’une falaise dans une eau glacée ! À quoi jouait-elle ? Aimait-elle se faire peur ? Et moi, j’enregistrais ses changements métaboliques dans le moindre détail. Rien ne m’échappait. Je relayais toutes ses données à mon nuage, comme la bonne petite servante que j’étais, bien dressée et assidue. Chaque jour que je passais en sa compagnie me permettait de la connaître davantage.

– Combien de calories as-tu brûlées aujourd’hui, ma princesse ?

L’humain, à la voix caverneuse, qui se prénommait pompeusement Baudoin, posait tous les jours cette question déplacée. Il haussait brutalement le ton lorsque le résultat ne lui convenait pas. Je ne l’aimais pas, mais alors, pas du tout ! Il s’approchait trop près d’Emmace qui provoquait chez elle des palpitations très différentes que lorsque nous étions toutes les deux. Dès la nuit tombée, quand les petits humains trop bruyants ronronnaient enfin calmement dans leurs chambres respectives, Baudoin exigeait qu’elle m’enlève et me pose sur la table de chevet. Emma refusait, prétextant un contrôle non-stop de ses performances physiques. Que n’avait-elle pas dit ! Il se jetait alors sur elle sans préliminaires et elle se retrouvait sens dessus dessous haletante ! Mes aiguilles exécutaient plusieurs tours complets à la suite. Des bips-bips affolés hurlaient de mon boîtier. J’étais à une électrode d’alerter le SAMU. Je ne comprenais plus les données que j’enregistrais. Emma faisait une crise cardiaque, il n’y avait pas d’autre explication !

Puis un nouveau jour se levait et nous nous retrouvions, seules toutes les deux, pour un moment privilégié et trop bref à mon goût. Malheureusement, notre petite routine ne dura pas longtemps.

Certaines nuits, le cœur d’Emma ne palpitait pas comme d’habitude. Il y avait de l’angoisse, du non-consentement dans ses échanges physiques avec Baudoin. Ce dernier lui jurait que tout ce qu’il entreprenait était uniquement pour le bien-être de son épouse adorée. Quant à ma petite entité, personne ne me prenait en considération, car pour eux, je n’étais qu’un objet décoratif. Mais je ne suis pas stupide, loin de là et j’ai une excellente mémoire. Je retiens tout ce que l’on m’enregistre dans le disque dur, contrairement aux humains qui oublient aux fils du temps.

Emma était de plus en plus fatiguée. Je sentais bien qu’elle perdait beaucoup trop de calories chaque jour. Il faut dire que Baudoin contrôlait tout ce qu’elle ingérait. Elle ne le supportait pas, mais lui cachait habilement son ressentiment. J’ai rapidement compris ce qu’elle détestait et même, ce qui l’effrayait. Je la connaissais par cœur. J’étais bien aidée par toutes les données collectées et partagées avec son Smartphone, qui était devenu un peu un grand frère pour moi.

Même si Emma lisait régulièrement des articles sur le mouvement #MeToo, j’ai probablement su avant elle ce qui se tramait sous son toit. Dès que Baudoin rentrait de sa journée d’activité professionnelle, elle avait des crises d’angoisse. Rien n’était assez bien pour lui. Tout ce qu’elle faisait ou disait était examiné, critiqué et jugé. Le dîner n’était pas prêt quand il le désirait, Emma n’avait pas rangé comme Monsieur l’exigeait, paf ! Son épine dorsale se glaçait et la peur l’envahissait. Un jour n’y tenant plus, j’ai, de mon propre chef, provoqué un court- circuit pour que les détecteurs de fumée se déclenchent et puis j’ai composé le 18.

Ce fut une grossière erreur, car Emma a été blâmée à ma place. Après tout, qui aurait pu croire qu’une simple montre connectée avait eu la capacité et le cran d’agir toute seule pour sauver sa protégée ?

Les jours suivants furent tendus, comme avant un orage dévastateur qui se prépare. Emma avait peur tout le temps. Elle évitait Baudoin le plus possible et gardait ses enfants auprès d’elle, mais la bête immonde qui grandissait à l’intérieur de son mari était sur le point de s’échapper.

À travers les recherches effrayantes que Baudoin effectuait sur Internet et grâce à son téléphone associé avec l’ordinateur familial, j’ai remarqué les signes avant-coureurs d’un drame en devenir. J’essayais par tous les moyens de prévenir Emma. Je lui envoyais des articles d’associations qui venaient en aide aux femmes battues ou des articles de journaux sur des drames qui auraient pu être évités et encore de nombreux témoignages de femmes qui étaient sorties de l’emprise de leurs conjoints violents. Emma se confiait à moi lors de nos sorties matinales. Elle savait au fond d’elle-même qu’elle était en danger, mais son pervers narcissique de mari lui masquait la vision d’un avenir sans lui…

La suite demain

 

Cet article a 3 commentaires

  1. carointheair

    Très beau texte, avec un angle original et vraiment intéressant pour une histoire bien tristement d’actualité …. qui nous laisse en suspens. Hâte d’être demain, pour lire la suite !

  2. Caroline Leblanc

    J’ai lu le 1er épisode en 2ème… et finalement c’était aussi bien comme cela 🙂

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